Aujourd'hui, alors que le souvenir nous rassemble
ainsi que l'épreuve nous a uni, je voudrais commémorer
et bénir la mémoire de nos chers disparus du tremblement
de terre d'Agadir. Dans la nuit du vingt neuf février, Rosh
Hodesh Adar (le premier jour du mois Adar), le troisième jour
du Ramadan et la veille du Mardis gras, à 23h 40"14',
la terre a tremblé au degré de 6,7 sur l'échelle
de Richter. Douze secondes ont suffi pour effacer une ville entière
et anéantir ses habitants. Douze à quinze mille personnes
y ont perdu la vie. La plupart d'entre eux furent engloutis vivants.
Vingt mille autres se retrouvèrent sans toit. La communauté
juive qui comptait à peu près deux mille trois cents
membres perdit mille cinq cents de ses fils.
Je suis née le premier août de l'année 1949 à
Agadir, ville ensoleillée et lumineuse, ville estivale au sud
Ouest du Maroc, qui s'étendait le long de l'océan atlantique.
Le tampon de la poste témoignait : " 365 jours de soleil
par an ". Le moindre nuage, aussi léger soit-il, n'embruma
notre enfance protégée de tout mal. La côte de
sable fin et transparent de la plage toute proche apparaissait à
ma fenêtre. L'air pur, le mimosas fleuri, le calme et la tranquillité
agrémentaient la vie et la teintèrent d'un sentiment
de liberté permanente. Tous les jours nous descendions à
la plage et plus d'une fois nous courions de retour pieds nus à
la maison. Les membres de ma famille - mon père, ma mère,
mes deux surs et mon petit frère - composaient tout mon
univers. A l'âge de trois ans ma mère m'apprit à
lire et à écrire, et à six ans M. Bensoussan,
le directeur de l'Alliance Israélite m'accepta au cours élémentaire
1. Ainsi, à l'âge de dix ans je faisais partie de la
classe de sixième du Lycée Youssef ben Tachfin.
Lundi 23 février 1960 à 12h15 la terre trembla quelques
secondes. Certains ressentirent une secousse étrange, les autres
ignorèrent l'événement. Une semaine plus tard,
lundi 29, à 11h 45, encore une fois la terre bégaya,
et de nouveau les opinions furent partagées. On raconta que
certaines choses avaient bougé. Une table à thé
s'était déplacée. Quelques fissures se firent
remarquer au plafond. Je me rappelle que mon père, rentré
de la banque qu'il dirigeait, raconta qu'il avait ressenti quelque
chose de bizarre. Ce même jour il n'y avait pas classe. Les
examens d'entrée des nouveaux inscrits en furent la cause.
Comme de coutume, nous passâmes la journée à la
plage. Ce fut un très beau jour d'été, à
la fin du mois de février.
La nuit je me réveilla en sursaut dans un étrange tumulte
de bruits étouffés et dans un sentiment de secouement.
Aux alentours le noir de la nuit, et la voix de mon père qui
appelait chacun des membres de notre famille. Les appels étaient
saccadés, et tout de suite je compris que quelque chose de
terrible s'était passé. Emprisonnée dans les
décombres, je ne pouvais rien voir, mais je réussis
tout doucement à bouger mes pieds et mes mains. Je jugeai que
si jamais je bougeai, je risquai d'empirer ma situation. Mes longs
cheveux étaient coincés et je ne pus tourner mon visage.
Je me souviens d'une sensation de soif intense. Je répondis
à mon père qui continuait à nous appeler, et
je lui demandais de m'apporter de l'eau. Sa voix apaisante résonne
encore dans mes oreilles. Bientôt il viendra m'abreuver. J'entendis
ma mère, ma grande sur et mon petit frère répondre
quelque chose mais je ne perçus pas la voix de mon autre sur.
Encore une fois ces bruits étouffés et cette sensation
de balancement !
L'éternité de vingt minutes s'acheva lorsqu'enfin je
réussis, grâce à mes petites dimensions et ma
malice de l'instant à me faufiler parmi les débris.
A ma grande surprise, des gens, que je devinais dans le noir, m'interpellèrent
et me poussaient à sauter. Rétrospectivement je pense
avoir compris cette nuit là que je naquis dans un monde brisé.
J'étais la première des rescapés de ma famille.
Léa, ma sur aînée, et Moshé, mon petit frère,
qui fut sorti des décombres enveloppé dans un tapis,
me rejoignirent plus tard. Des soldats français nous menèrent
à la base militaire, et tout le chemin j'aperçus à
la lumière des phares des bâtiments cassés méconnaissables,
des fissures parfois très larges sur la route. Je ne reconnaissais
pas cette ville fantôme. Je compris que la terre avait ouvert
largement sa bouche. C'était comme si j'avais jeté un
coup d'il dans le néant.
A la base militaire, transformé en hôpital provisoire,
des centaines de blessés de tous degrés étaient
couchés sur des lits de camps. Certains gémissaient,
d'autres ne pouvaient même pas s'exprimer. J'avais l'impression
que tout ce monde souffrait pèle mêle et qu'il était
essentiel de mettre de l'ordre dans ce cauchemar. Je me souviens avoir
tourné dans ce camp espérant rencontrer quelqu'un de
connu : un voisin ou un ami de classe ou un copain de la rue. Étrangement
je m'arrêtais à côté d'un brancard dans
lequel gisait une pauvre fille. Elle était toute tordue et
de sa bouche muette un filet de bave n'arrêtait de couler. Je
ne reconnus pas ma pauvre sur. Elle s'appelait Monique.
Le lendemain, mardi, nous fûmes transportés à
Casablanca par avion. La plupart des blessés étaient
allongés sur des brancards et le peu de sièges était
occupé par des secouristes. A la descente de l'avion, des soldats
nous transportèrent dans leurs bras jusqu'aux locaux se l'hôpital
et essayaient de nous poser des questions à propos notre nom,
celui de nos parents, notre âge, notre adresse. Des journalistes
prenaient des photos.
Mon petit frère, de deux ans plus jeune que moi, était
blessé au bras gauche qu'une gangrène démangeait
et sa tête bandée avait pris la forme d'une pastèque.
Il eut besoin de longs soins intensifs d'un médecin français
dont le nom m'est étranger et grâce à Dieu il
fut sauvé. Que tous les médecins, les infirmiers, les
soldats venus à notre secours trouvent un profond merci dans
mon témoignage ! Quant à moi, j'étais relativement
à peine blessée : une bosse au nez, une dent cassée
et quelques égratignures. Nous nous sommes retrouvés,
mon frère et moi, dans deux lits côte à côte
dans le coin gauche d'une salle du service enfants et maternité.
Depuis nous ne nous quittons pas (malgré que mon frère
habite Los Angeles et moi Jérusalem). J'appris que ma sur
aînée se trouvait à l'étage inférieur
et que son état n'était pas alarmant. Lorsque le lendemain,
mercredi, je descendis la voir que ne fut grand mon étonnement
en apercevant autour de son lit un tas de gens de moi inconnus qui
pleuraient se lamentant. Je compris instinctivement que ma pauvre
sur Monique n'était plus. Que Dieu ait son âme
!
Nous fûmes hospitalisés jusqu'au vendredi de cette même
semaine. Plusieurs personnes nous rendirent visite. Nous reçûmes
de petits cadeaux sensés d'apaiser notre douleur muette. Je
me souviens d'un pasteur au visage doux et avenant. Nous croyant chrétiens
il m'offrit un livre superbe que je garde et qui me suit dans toutes
les péripéties de ma vie " La vie de Jeanne d'Arc
". L'image de cette sainte héroïne surgit dès
l'ouverture des premières pages et son blanc visage fier et
rayonnant est d'un réconfort sans égal. Une inconditionnelle
de la foi ! Le pasteur nous expliqua calmement que nos parents étaient
hospitalisés dans un autre hôpital, qu'il leur avait
rendu visite et qu'il était prêt à leur porter
nos messages. Je me souviens même avoir reçu une réponse
à ma lettre expédiée en hâte. Nous reçûmes
aussi la visite d'un monsieur fort bien habillé et de sa femme.
Je ne le connaissais que de nom. Mon père nous parlait souvent
de son grand-oncle, homme riche qui habitait Fés, Samuel Riboh.
Il avait l'air inquiet et je compris très vite qu'il avait
l'intention de nous prendre sous sa responsabilité. Il nous
promit de nous amener voir nos parents avant de nous prendre chez
lui. En effet, ce vendredi matin nous quittions l'hôpital, vêtus
de robes de chambre et nous montions dans la voiture de notre oncle.
Il y avait, à part ma grande sur, mon frère et
moi, une tante arrivée de Mogador. C'était ma tante
Fiby que nous aimions et qui nous recevait tous les étés
chez elle. Dehors tant de bousculades. Les gens se pressaient, les
voitures hurlaient et tant de bâtiments debout ! Enfin nous
allions retrouver papa et maman. Mais la voiture de mon oncle dévia
et se dirigea vers la sortie de la ville. Ma tante s'écria
" Tu nous as promis d'aller à l'hôpital ! ".
Alors mon oncle lui répondit " Que veux-tu que je dise
à Jacob ? Que sa fille est décédée ! ".
C'est ainsi que nous quittâmes Casablanca en direction de Fés.
Un long voyage fatiguant et éprouvant ! La mauvaise nouvelle
du décés de papa nous atteint dès notre arrivée
à la belle villa de notre oncle, à l'heure où
rentrait le shabbat.
En août 1962 nous sommes montés en Israël et depuis
1975 j'ai planté ma tente à Jérusalem, ville
éternelle. Trois de mes quatre enfants y sont nés. Mon
dernier porte le nom de mon feu père, que Dieu ait son âme,
et se nomme Yaacov-Shirel. Yaacov est le nom de mon père et
le nom de notre père collectif, dont le nom fut changé
par l'ange de Dieu et devint Israël. Du Rav Kook, dans son texte
intitulé " La chanson carrée " (Orot Hakodesh,
Lumières de la sainteté) j'appris que la vie de chaque
homme, créature de Dieu est un chant à plusieurs dimensions.
Le chant simple est celui de son âme ; en elle il trouve entière
satisfaction... Parfois, émergeant du cercle restreint de son
âme particulière, il aspire à d'autres hauteurs
et s'unit d'amour à la collectivité d'Israël. Avec
elle il pleure ses malheurs, chante ses louanges et aspire à
un meilleur avenir. C'est le chant double
Parfois son âme
s'étend jusqu'aux confins de l'humanité ; il consacre
sa vie à un idéal humain et chante le chant triple,
le chant de l'Homme
Le chant carré est celui du monde
auquel il unit son destin
Mais lorsque toutes les voix sont
à l'unisson et qu'elles montent en lui en chur avec allégresse
et sainteté donnant vie et espoir, il chante la chanson de
Dieu, la chanson d'Israël, chant simple, chant double, chant
triple, chant carré, cantique des cantiques du roi Salomon,
du roi de la paix. En hébreu les mots Israël et Shirel
qui veut dire chant de Dieu n'ont comme seule différence l'intercalation
des deux premières lettres.
Et encore je demande à faire la relation évidente entre
l'expérience fondamentale de mon enfance et celle académique
de ces quinze dernières années pendant lesquelles je
me suis penchée avec acharnement sur l'uvre d'un écrivain
hiérosolomytain, David Shahar, prix Médicis de 1983.
Ce dernier, dont l'uvre principale porte le nom évocateur
"Le Palais des vases brisés " fut influencé,
très tôt dans sa carrière, par la pensée
de Rabbi Yitshak Louria, Haari Hakadoch né lui aussi à
Jérusalem (1534-1572). Louria, précurseur de la kabbale,
mystique juive, ainsi que Shahar s'occupent de notre monde cassé,
un monde où rien n'est à sa place, même pas notre
âme. L'image de la femme selon la vision lourianique dans l'uvre
de David Shahar ainsi que les paramètres féminins du
" Tikkun Olam " soit de la restauration de l'ordre dans
ce monde défait retinrent mon attention. Mes recherches menèrent
à une thèse de doctorat dans laquelle j'exprime mes
idées quant à la solitude féminine que je considère
comme une réplique du " Tsimtsum " divin et qui fertilise
la femme dans son intériorité et dans son imagination.
Les aspects paradoxaux du personnage féminin reflètent
la brisure des vases, plus exactement la dynamique controversable
qui l'accompagnent. Le " Tikkun " est l'effort individuel,
un acte de réparation du monde. Selon Louria, le " Tikkun
" qui est le chemin aboutissant à la fin des temps est
aussi celui qui mène à Bereshit, au commencement de
tout. La doctrine de la " Geoula " soit de la délivrance
est le retour de toute chose à son origine divine. Tout acte
humain, spécialement l'acte religieux, la prière et
l'intention par exemple, influence sur le processus du " Tikkun
". En un certain sens nous sommes les seuls responsables de notre
destin. Cet effort de Sisyphe ne peut être produit que par l'homme
; en ce sens il remplit une mission bien au-delà de sa vie
privée. Donc " Tout est prévu, mais l'homme jouit
du libre arbitre " !
Je prie le ciel de nous accorder les qualités de cur
et la sagesse de l'esprit afin que nous puissions déceler dans
ce monde défait le chemin du " Tikkun ".
Dr Orna Baziz (Régine Riboh) Mars 2002