Auteur: Fiby Bensoussan![]() Le style de Fiby est un appel à la générosité, à la tolérance. L'auteure voit le monde, elle ne se voit pas dans le monde, et ce qu'elle voit du monde, c'est le beau et le généreux. L'univers de Fiby est clos et pourtant universel. Par petites touches, elle arrive à faire revivre avec beaucoup d'émotion contenue, les différentes étapes de son expérience et nous offre des images ensoleillées d'une civilisation et d'un mode de vie perdu où un lecteur attentif peut sentir les battements rythmés d'un coeur émerveillé et généreux. Le livre «De Marrakech à Montréal» est publié aux Éditions Du Marais |
|||||
Ce petit livre, bref et limpide, est un petit trésor, de ces trésors que l'on aime avec sourire posséder. C'est une confidence que l'auteur partage avec ses lecteurs et avec le monde, c'est une déclaration d'optimisme et un aveu de simplicité et de bon sens.
Mme Fiby Bensoussan que j'appellerai Fiby sans plus, a vécu une extraordinaire période, le vingtième siècle du judaïsme marocain, période où, en un bref moment, une communauté a fait un saut millénaire, passant d'un monde où une lettre prenait quelques semaines pour faire un aller-retour de quelques kilomètres, s'il se trouvait quiconque pour lire et écrire, à un monde où l'immédiateté règne, où la communication n'est plus livrée aux aléatoires des routes, montagnes et océans. C'est cet extraordinaire voyage dans le temps que Fiby nous propose dans cette collection de petits récits tout imprégnés de légèreté et de douceur. L'univers de Fiby est un univers clos et universel à la fois, en un mot l'univers d'une communauté juive. Par petites touches Fiby arrive à faire revivre avec beaucoup d'émotion contenue, différentes étapes de son expérience et nous offre des images ensoleillées d'une civilisation et d'un mode de vie où un lecteur attentif peut sentir les battements rythmés d'un cœur émerveillé et généreux.
Et pourtant ce sombre tableau, à la lecture des petits récits de Fiby, change ses couleurs, s'éclaire et éclaire ses surfaces adjacentes d'une lumière diffuse et attachante. Ce monde est aussi surchargé d'humanité, de bonté, de responsabilité collective, un monde où l'autre n'est jamais un étranger, un monde où l'on trouve toujours une épaule, chancelante, mais épaule, un monde où l'affection simple et directe est d'un partage général, un monde où le sourire et le rire font surface à tout moment, un monde fait d'ironie où la gent juive locale se moque de ses superstitions tout en les vivant profondément tous les jours.
En quelques mots Fiby fait revivre cette humanité de son enfance, que des volumes de sociologie essaient de décrire. Parlant de ses amies d'enfance, elle rappelle Aïcha, la fille de Fatima la laveuse «…elle portait accroché à son dos, son petit frère, libérant sa mère qui trimait pour nourrir sa grande famille, le père étant souvent au chômage». La révolution culturelle de la venue des français au Maroc, je la trouve dans ce texte débordant d'humour si ce n'est d'hilarité «Les deux ivrognes». Parlant de Hzi Braham, et de Kouint, elle les décrit les deux «plongés dans les vignes du seigneur», deux bienheureux misérables presque heureux de l'être, se contentant de ce que la vie veut bien leur offrir. A côté se tient François, «le mutisme intégral» celui dont «…la compagnie de ses chèvres suffisait à ses besoins». Deux mondes l'un après lequel il nous arrive de soupirer parfois, le second celui dont nous avons bien voulu devenir les citoyens solitaires.
Quand Fiby pense aux arabes, maîtres du pays, en quelques phrases elle arrive à décrire la condition «dhimi» (tolérés) des juifs.
C'est là une description succincte et exacte de la complexité des rapports entre le pouvoir et ses juifs. L'insécurité, la crainte, l'arbitraire, la corruption, l'étrangeté, le tout est dit avec brièveté et clairvoyance. Deux phrases plus loin, Fiby parle de «…ces hordes hurlantes venues…pour piller et tuer les innocents. Il n'y avait ni poursuite ni jugement». C'est cette instabilité, cette conscience d'être à la merci d'un gouverneur ou d'une horde de pillards qui fait que les communautés juives perçoivent la venue des français comme un vent d'oxygène venu balayer les boues et les poux du mellah «…où l'Alliance a enfin construit une école pour les garçons et une pour les filles». Fiby ne se demande pas pourquoi a-t-il fallu attendre la venue de l'Alliance. L'incompétence et l'incapacité des gestionnaires, tant juifs qu'arabes, sont inhérentes à la nature de la chose marocaine. Dans la nature des choses aussi se trouve Israël pour les juifs du Maroc. Pour Fiby Israël est un absolu de justice et une vérité incontournable. On explique souvent la grande vague d'immigration des juifs du Maroc vers Israël par la propagande sioniste ou par l'insécurité, réelle ou pas, que le départ des français avait installée au cœur de la communauté. Mais pour Fiby Israël c'est le pays où l'enfant exige de porter une cravate avant de débarquer «dans le pays», c'est le pays où la mère dit à sa fille, désolée du désert où elle est déposée «Arrête ma fille…nous sommes en Israël…il faut en payer le prix», c'est le pays des miracles «après quelques années c'est le pays du lait et du miel», c'est un jardin d'Eden que Fiby découvre à Kochav Yaïr, mais c'est aussi une inquiétude permanente quant au sort du pays, même dans les moments de joie «Et Israël? Que se passe -t- il là bas? …Je me secoue…nous avons décidé de donner congé aux soucis» car c'est cela Israël, une inquiétude voire une anxiété. Dans le monde de Fiby, aussi enthousiasmant que soit le réveil d'Israël, il n'en reste pas moins qu'il s'agit de juifs à cheval et le sabre à la main. C'est là une chose qui n'est pas de la nature des choses. Personnellement j'ai aimé deux textes où je trouve de grandes beautés. Le premier c'est l'histoire de la servante Bissa, extraordinaire de bonté, d'humilité et d'humanité. Je ne peux lire ce texte sans me rappeler «La servante au grand cœur» de Baudelaire. Des deux textes se dégage une mélancolie douce, un visage qui ne s'oublie pas, une affection généreuse et désintéressée du personnage. Chez Baudelaire on trouve "dont vous étiez jalouse" en parlant de sa mère. Fiby parle des «deux saintes femmes se parlant peu et s'entendant fort bien» parlant de sa mère et de Bissa. Les deux sont pieuses. Chez Baudelaire la vieille servante verse des pleurs face à l'enfant qui n'a pas répondu à son affection, chez Fiby Bissa «…parlait de la Bible…nous racontant contes et légendes». Pour Baudelaire la servante est un «vieux squelette ravagé par les vers» chez Fiby la servante «…doit sûrement reposer au royaume des justes». Chez les deux on ressent une mesure d'émerveillement devant cette humanité simple qui, sur terre, remplit sans remue-ménage son devoir d'homme. Le second texte c'est «La chleuh», shelha, terme péjoratif à un haut degré. Le chleuh c'est l'étranger au monde de la culture. En quelques touches délicates Fiby réussit à créer un personnage d'une présence dense. Veuve avec deux enfants à sa charge la chleuh est l'exemple de ce que peut être le devoir, simple, clair, présent. Faire des enfants c'est s'oublier quelque peu et la chleuh tisse en silence et avec détermination une place au soleil à sa progéniture. Ce n'est pas un père Goriot, qui, dans son dévouement pour ses filles s'installe dans son dévouement. Stoïque, indépendante, clairvoyante elle est l'image de ce dont parle le Talmud: «Prenez garde aux enfants des pauvres, parmi eux naît la Tora». Rappelle le Talmud également cet autre personnage, le marchand de charbon «…triste et taciturne comme si tout ce noir déteint sur son âme…c'est un homme saint versé dans le Talmud». C'est en termes identiques que le Talmud conte l'histoire de Rabbi Yehoshoua et de Rabban Gamliel (le second) lors d'un fameux conflit qui mit aux prises le Nassi (Responsable en chef) et les rabbins, rédacteurs des principes qui allaient légiférer la vie juive pendant deux mille ans. «…à ce que je vois tu es charbonnier» dit Rabban Gamliel. «…Qu'elle est triste la génération dont tu veux être le commandant de bord…tu ne sais même pas de quel gagne-pain vivent les sages de la génération". Ces sages du judaïsme marocain Fiby les voit dans la très respectable figure de la grande autorité religieuse de la communauté, Rabbi Abraham Abitbol, son oncle. Tenant d'une religion exigeante, difficile il est pourtant à l'opposé d'un fondamentalisme quelconque. Il marchande avec la nature humaine sans pour cela dévaluer sa propre marchandise.
C'est aussi une religion entièrement dépendante de la parole dite, chantée ou psalmodiée. Le judaïsme du Maroc était pauvre, pauvre dans son économie, pauvre dans ses outils culturels. Jusqu'à la venue des français on ne pouvait trouver dans tout le Maroc une maison d'impression. Le livre était rare et quand on en trouvait c'était un livre de prières, quelques fois une partie du Pentateuque, rarement un texte du Zohar. La culture était orale, non écrite, et l'oral des juifs du Maroc était (et reste un peu) savoureux d'expressions surprenantes, de proverbes, de jeux de mots, de pensée condensée, de rythmes et entièrement teinté d'humour et d'ironie plus d'une fois acerbe. Fiby, bien sûr, est un enfant de la culture écrite, culture où le permanent, le texte, relativise et rationalise l'imaginaire de la transmission orale. Par moments, elle arrive à nous faire toucher du doigt cette culture de la parole. Son petit conte sur le bonhomme de pâte, à l'oreille duquel vient se soulager la pauvre ménagère car «…livrée à la solitude elle venait raconter ses misères à ce bonhomme de pâte», c'est la nécessité dans cet univers d'un dialogue dans la vie de tous les jours.
Kouitn, l'enfant des "vignes du seigneur" récite litanies et textes sacrés juifs, étrangers à sa mosquée d'origine «… au fil des ans, il apprit toutes nos prières. Tout y passait; la Haggadah de Pessah, l'histoire d'Esther, les prières de Kippour». Le samedi c'est la visite d'un parent qui « …fascine. Fin diseur, spirituel et doué il a une mémoire prodigieuse», après la prière du samedi les juifs se réunissent "… pour parler de la vie, des joies et des peines dans un humour folklorique et burlesque» ou encore ces musiciens, juifs et arabes, qui chantent des «mélopées où il est question de la femme grosse et de la femme maigre, de la femme noire et de la femme blanche» et bien sûr le tout en un langage cadencé où le rire fuse, l'humour règne et la bonne humeur présente. Ces images de la communauté Fiby continue à les peindre au travers des tribulations des communautés en Israël et au Canada. On sent, dans ses descriptions, la mainmise du monde moderne dans la vie de tous les jours. A Kochav Yaïr, en visite chez des parents, «… tout le monde court plonger dans la piscine. Je reste et prends un livre.» « Nous sommes huit dames du Bel Âge qui allons défiler» (en caftan), un des organisateurs de la communauté «… parle …de notre patrimoine ancestral, qu'il faut préserver» (nous entrons dans l'ère des musées), le chien chez les juifs du Maroc c'est une chose dont il faut s'écarter «… Depuis… quand je voyais un chien, je m'empressais de fuir ailleurs» , au Canada :« Vent froid et neige. Il se traîne contre un mur et se met à pleurer… maman je ne veux aucun des jouets que tu m'as achetés, …je veux ce petit chien». Tous ces mondes variés, et aussi éloignés que sont l'est de l'ouest, Fiby réussit à y placer une certaine unité. Cette unité c'est un style d'écriture et une vision débordante de poésie. Le style, c'est le français de la troisième république. La phrase est souple et incisive. On écrit pour se faire comprendre. Le classicisme est maître incontesté dans ces textes. La phrase est courte, ponctuée, les mots sont recherchés pour leur justesse non leur effet. Le récit a un sujet, une introduction, un développement et une conclusion colorée d'une touche de moralité. La succession des mots, des phrases, des récits racontent l'histoire d'un monde optimiste, un monde "où le bien prédomine" (Rabbi Akiva), où la simplicité, qui ne signifie ni innocence ni aveuglement, est règle d'or pour gérer sa propre vie et ses rapports avec les autres et, beaucoup, beaucoup d'attention et d'affection pour les petites gens, pour les petites et les grandes misères. Le style de Fiby est un appel à la générosité, à la tolérance. L'auteur voit le monde, il ne se voit pas dans le monde, et ce qu'il voit du monde c'est le beau et le généreux. Cette vision chez Fiby s'accompagne d'un langage souvent serti de passages débordant de réelle poésie. Quand Fiby décrit la porte du mellah, espace qu'on ne peut considérer comme particulièrement stérile, elle y voit «… un plafond … fait de roseaux en losanges d'où le soleil projette sur le parterre pavé, de curieux dessins abstraits», chez elle à la maison il y a «… une vieille horloge de famille et c'était mon amie», voilà en deux mots l'intimité familiale décrite, au mellah on vend des «…meubles mutilés» et dans ses rues se déroule un défilé d'anciens combattants, le cimetière, lieu de terreur s'il en est, Fiby y aime «… cette noirceur trouée de place en place de la lueur des lucioles que les femmes assuraient être des âmes», les ivrognes du coin sont «… plongés … dans les vignes du Seigneur», le gland de soie noire au tarbouche de Kouitn oscille quand dans son ivresse «un mur le renvoyait à un autre», l'érotisme incontournable est discret, mesuré « Dans l'obscurité, toute femme ressemble à la lune», un jour de Mimouna un inconnu «… met sa main sur ma tête et me bénit». Bissa, la servante au grand cœur était née fort laide car «… aucune fée ne s'était penchée sur son grabat». L'histoire de Ftoma et de Suzanne est déchirante et on ne peut s'empêcher, à la fin du récit, de lire toute la tristesse du monde dans les yeux de Ftoma, (laissée pour compte), fardée à la mode de Marrakech «d'ocre et de rouge» où les «… aurores …brodent une rosée délicate sur les arbres et les fleurs».
Un petit trésor de livre qu'on repose avec respect en murmurant un discret merci. Dans le recueil des aphorismes des sages d'Israël, on demande «Qui donc peut se considérer riche?» et on répond «Celui qui est heureux de ce qu'il possède». Fiby farfouille dans le monde et y trouve des richesses que nous, nous ne voyons même pas. Nous sommes plus riches après la lecture de ce petit ouvrage. |
|||||
![]() |