Un bonus d'ARTE: Invitation au voyage avec Essaouira, la bonne fée d'Orson Welles
(disponible du 01/05/2018 au 01/05/2020)

Nostalgie: Orson Welles, l'amant de Mogador

De 1949 à 1952, Orson Welles investit Essaouira pour le tournage épique d’Othello. Le génie américain tombe amoureux de l’ancienne Mogador, qui lui ouvre les bras alors qu’il est fauché comme les blés. Histoire d’une passion faite d’amour et d’eau fraîche.

À l’instar d’une mise en abîme comme on n’en voit qu’au cinéma, la passion d’Orson Welles pour Essaouira naît des braises d’un autre amour. Celui qu’il porte à la Comtesse Paola Mori, une belle Italienne qui l’entraîne à Marrakech en 1947. Orson Welles apprécie moyennement la ville ocre, s’ y ennuie et finit par suivre les conseils d’amis qui lui recommandent une petite cité fortifiée battue par les vents, située à quelques heures de route. Une certaine Mogador. C’est décidé, la ville des alizés abritera sa dernière infidélité à l’actrice Rita Hayworth, toujours sa femme à l’époque. “Il a eu le coup de foudre pour Mogador. De cette première rencontre, lui viendra, deux ans plus tard, l’idée d’y tourner les extérieurs d’Othello”, raconte Abdou Achouba, producteur de cinéma et, par ailleurs, organisateur de l’hommage rendu au réalisateur américain par Essaouira en 1992. L’amour guide les pas de Welles, certes. Mais aussi les tracas pécuniaires. En butte à de sempiternels problèmes de budget étriqué, mal qui le poursuit depuis son divorce houleux avec les studios hollywoodiens, le cinéaste ne peut pas filmer à Chypre, lieu où Shakespeare situe une partie du destin d’Othello. “Welles, sans prévenir personne, débarque un jour à Casablanca où il prend le car pour Essaouira. Lors d’un arrêt prolongé à El Jadida, il visite la ville et prend la décision d’y nicher la scène d’ouverture d’Othello”, ajoute Achouba. Arrivé à bon port, Mogador, Welles commence ses repérages. Il découvre, ou redécouvre, dans les fortifications de la ville et son imposante Sqala, le cadre idéal pour insuffler le vent du grand large cinématographique à un Othello shakespearien, confiné par essence au cadre étroit des planches. “Il est tombé amoureux de la ville comme tous les esthètes”, confie André Azoulay, conseiller du roi qui, enfant, était payé un pain au chocolat par jour pour son travail de figuration sur le film. “Et le meilleur endroit qu’on pouvait trouver pour Chypre n’était pas Chypre, évidemment, les films étant ce qu’ils sont, mais Mogador. Nous étions près de ces merveilleux remparts où nous avons tourné tant de plans importants”, raconte à ce propos Orson Welles dans son documentaire Filming Othello. Un condensé de souvenirs réalisé bien des années après ce jour de juin 1949, où il débarque à Essaouira avec son équipe de tournage d’une cinquantaine de personnes. Welles a 34 ans à peine et s’apprête à entamer ce qu’il appellera son “aventure désespérée”.

“Aléas” jacta est
Accueilli avec les honneurs par les autorités françaises du protectorat, Welles connaîtra une joie de courte durée. Il est immédiatement victime de la loi des séries. Un premier télégramme d’Italie lui annonce que les costumes du film ne sont pas finis. Un jour plus tard, un second télégramme rectifie : la confection des costumes n’a même pas débuté. Et, coup de grâce, une troisième mauvaise nouvelle arrive “disant que Scalera (ndlr : le producteur italien du film) venait de faire banqueroute. Donc, j’avais une équipe de 50 personnes en Afrique du Nord et pas d’argent”, raconte Welles dans Filming Othello. Qu’à cela ne tienne, il se lance dans une improvisation de haut vol où le manque de moyens sera érigé en principe artistique, grâce à des solutions inventées au coup par coup. Pour les costumes, le réalisateur met en branle tous les artisans de la ville. “Il a montré des images de costumes d’époque à des tailleurs juifs, qui se sont immédiatement mis au travail”, raconte Abdou Achouba. “Les robes de bure portées dans le film ont été cousues à partir de sacs de jute servant à exporter des amandes”, précise même André Azoulay. Et summum de la culture récup’ d’Orson, ce dernier demande aux forgerons souiris de lui fabriquer les armures du film à partir… de boîtes de sardines locales.

En attendant ses costumes de fortune, Welles bouleverse son plan de tournage suite à une inspiration qui lui est venue, sans doute, lors de ses longues marches solitaires et nocturnes dans les ruelles d’Essaouira. Sur les remparts, méditant tel Othello ? Peut-être, si on aime les belles légendes. Mais, il n’en demeure pas moins que la nuit porte conseil au réalisateur. Surtout quand il ne dort pas, toujours tenu en éveil par les aléas ponctuant le tournage : “Orson est sorti d’une nuit blanche avec l’idée que l’assassinat de Roderigo se passerait dans un bain turc”, écrit Micheal MacLiammoir (interprète du traître Iago) dans ses mémoires de tournage, Put money in thy purse. C’est ainsi que, violant, contraint et forcé, Shakespeare, Welles filme le meurtre de Roderigo dans un hammam où, à moitié nu, Othello trucide de bon cœur un acteur pas plus vêtu… comme la foule des comédiens en arrière plan. Pire : le fameux bain turc n’en était même pas un. Il s’agissait de la halle aux poissons d’Essaouira où, pour recréer la vapeur et cacher l’absence de costumes des acteurs, Welles fait brûler tout l’encens qu’il a pu récupérer dans la cathédrale voisine. Ce qui fera dire à André Bazin, célèbre critique de cinéma français : “Welles était le seul metteur en scène au monde capable de jouer Shakespeare dans ces conditions, sans jamais frôler le ridicule ou le grotesque”. Par contre, ni l’histoire ni Bazin ne précisent si les saintes effluves ont réussi à masquer l’odeur de poisson.

Welles le Souiri
L’homme, réputé pour ses colères, terrifie son équipe de tournage, mais bien souvent de manière involontaire. Juste par sa présence imposante : “Il va et vient au bord de la tour de garde la plus éloignée, au milieu d’un enchevêtrement de pièces d’artillerie et donne le frisson aux techniciens qui voient en bas les rochers noirs et les vagues qui sautent et, au-dessus de leur tête, la tempête qui hurle”, écrit Mac Liammoir. Quelques fois, c’est l’ouragan Welles qui se déclenche sans crier gare : “Orson, dont les yeux sont à nouveau injectés de sang, a envoyé Betsy (ndlr : l’actrice Betsy Blair) pour de mystérieuses vacances à Paris (…). Apparemment, il est à nouveau à la recherche d’une autre Desdémone”, raconte Micheal MacLiammoir. Welles est à peine plus tendre avec les représentants du protectorat. Le réalisateur ignore superbement toutes les notes du gouverneur français de la ville, se plaignant des frasques sexuelles de Michael MacLiammoir. Pendant son séjour souiri, l’acteur irlandais, surnommé Sodome par l’équipe de tournage, organise des orgies où il invite quelques jeunes du cru. Comme le reste de l’équipe, MacLiammoir prend ses marques à Essaouira, le tournage s’éternisant, les jours se transformant en mois et les mois en années.

Welles se plaît dans cette ville où les juifs sont aussi nombreux que les musulmans. Il sympathise avec les habitants qui “lui confectionnent des pulls sur mesure, lui qui avait du mal à trouver sa taille ailleurs, vu sa stature”, confie André Azoulay. Le futur conseiller royal joue, quand on l’y autorise, dans le hangar où sont entreposés les costumes et les accessoires de tournage : “C’était une véritable caverne d’Ali Baba pour les enfants de la ville”. Azoulay croise aussi Welles dans les rues de Mogador. Il se souvient d’un homme, “le visage sombre, une fournée de gâteaux aux amandes à la main, les yeux pétillants d’un enfant”. Un grand gamin, Welles ? Dans tous les cas, il se raconte qu’il fréquente le cinéma local, assis non pas avec les adultes, mais au milieu des enfants d’Essaouira. Welles se rend également, chaque fin d’après-midi, à la pâtisserie Driss où il “commandait des mille-feuilles accompagnés de thé à la menthe”, raconte Hamza Othmani, fils du fameux Driss. Et le soir, Welles boit beaucoup au bar de l’Hôtel des Îles. Sur le tournage aussi, du cognac, avec comme barman personnel Larbi Yacoubi, le futur costumier du cinéma marocain. “Je devais me tenir debout derrière lui, toujours prêt à lui servir une Fine Napoléon ou lui donner ces cigares”, confie ce dernier. Parfois Welles disparaissait, courant le cachet en tant qu’acteur, pour mieux revenir au bercail et achever coûte que coûte son film. “L’équipe était nourrie, logée, blanchie par les Souiris. Puis Welles réapparaissait et réglait la note”, explique Abdou Achouba. “Il s’est créé un phénomène de capillarité entre Welles et Essaouira”, poétise Azoulay. Et puis un beau jour de 1952, Welles fait résonner le clap de fin. Le tournage d’Othello est achevé. L’aventure cannoise peut commencer.

Film marocain… par défaut
Orson Welles débarque à Cannes en 1952, avec, sous le bras, son Othello apatride. Les producteurs français ont quitté le navire avant même le début du tournage, et les Italiens se sont ruinés entre-temps. Othello n’a qu’une nationalité : il est “wellesien”. Mais son géniteur va le baptiser marocain au grand dam des Français. Parole à l’intéressé : “Le Maroc était un pavillon de complaisance comme le Libéria pour un armateur”. Welles ne sait d’ailleurs quoi répondre aux officiels cannois, quand ils viennent lui demander l’air de l’hymne marocain. Le Maroc, sous protectorat, n’en possédait pas à l’époque. Pourtant, la cérémonie de clôture l’exige, Othello vient de remporter le Grand Prix, ancêtre de la Palme d’Or : il faut jouer quelques notes en l’honneur du film. “Pas plus qu’un autre, je ne connaissais l’hymne marocain. C’est ainsi que les musiciens ont interprété un vague air oriental tiré d’une opérette française”, confie Welles dans Filming Othello. Ironie de l’histoire, le Maroc se retrouve décoré dans le plus grand Festival de cinéma du monde, alors qu’il n’a encore produit aucun film. Le fils maudit, premier long-métrage véritablement national, ne sera réalisé par Mohamed Ousfour que quatre ans plus tard, au lendemain de l’indépendance. Un Ousfour qui s’est fait la main, avec plus ou moins de bonheur, comme technicien sur… Othello. Reconnaissant aux Souiris pour leur accueil, Welles ne remettra pourtant jamais les pieds à Mogador. Il avait, sans aucun doute, toujours le regard de braise et jaloux du chef militaire Othello pour la ville des Alizés. Mais en passionné, il craignait de retrouver son amante changée par le temps. «Je l’ai croisé en 1985 à Los Angeles. Il m’a serré le bras énergiquement en me déclarant : les Marocains sont de grands seigneurs. Mais le sont-ils toujours ?”, confie Abdou Achouba. Welles avait entendu parler de la déferlante hippie sur Essaouira dans les années 60 et 70. Il n’était plus sûr de pouvoir se réfugier dans les bras de la ville pour aimer Mogador loin du regard (touristique) des autres. C’est dans l’ordre des choses. À Mogador comme ailleurs, les histoires d’amour finissent mal, mon général Othello.

Article de Hassan Hamdani, mis en ligne sur le site TELQUEL Online le 13 juillet 2007