![]() Photographes : Liliane Benisty et Pierre Gailhanou Préface de Erik Orsenna, de Académie française Lieu privilégié, espace de révélation particulière de l'être, terre féconde, matrice nourrissant dans le secret et le mystère la flamme infinie de la poésie. […] Comment exprimer le ravissement, la splendeur de cette lumière, ce poudroiement des dunes, ces dents rocheuses entaillées dans l'éternité et là, à l'horizon, tel un monstre endormi, les îles pourpres veillant, barrant l'entrée de la baie ? À cette question que pose Edmond Amran El Maleh en introduction, trois auteurs natives d'Essaouira répondent ici par des mots et des images. Puisant au souvenir de leur enfance, elles retrouvent aujourd'hui dans Essaouira le parfum émouvant de Mogador.
Faire le voyage avec elles, c'est mieux que visiter une ville : c'est retrouver un passé dans le présent, une présence au-delà de l'oubli, des sensations jusque dans la couleur des murs et dans les gifles du vent. C'est aussi retrouver ces « passants immobiles » qui ont fait de cette cité le lieu d'inspiration, de vie et d'échanges pour tant d'artistes.
|
Avant-propos de Edmond Amran El Maleh
au cours d'un colloque à Essaouira en octobre 1990.) Qada taqoul, Limada taqoul ? Que dire et pourquoi dire ? La sonorité de ces paroles, si dense, accordée à ce lieu, paroles altérées par leur transcription, retentissait en moi ce matin même comme l'écho d'une inquiétude ancienne si présentement avivée. Je suis sorti de l'hôtel, l'hôtel des Iles, et me voici déjà en pleine mer, juste l'avenue à traverser, s'éloigner en quelques secondes de l'ombre tutélaire des araucarias. Comment exprimer le ravissement, la splendeur de cette lumière, ce poudroiement des dunes, des sables, ces dents rocheuses entaillées dans l'éternité et là, à l'horizon, tel un monstre endormi, les îles pourpres veillant, barrant l'entrée de la baie ? Je marchais le long de l'esplanade sur le rivage de Taghart - ici l'Océan ne peut se nommer autrement - je marchais guettant l'étincelle d'une parole enfouie, dans un moment il me faudra intervenir, apporter ma contribution aux promesses de ces Journées d'Études, heureuse circonstance où, enfin, l'attention allait se concentrer sur cette cité oubliée. Il faudra intervenir, parler et de nouveau, à mes côtés, la présence douce et inquiétante de Sheherazade : dire, inventer une histoire, toute une nuit de récit pour retarder l'aube de la mort. Le sens de cette présence, d'évocation spontanée, n'est pas de dire mes craintes et mes hésitations au moment d'être appelé à intervenir. Il y a un déplacement du signe funeste : c'est la cité qui se meurt, princesse déjà défunte célébrée pour sa beauté. Elle se meurt, court à sa mort, inscrite dans son destin, à moins que le miracle de la parole ne vienne la sauver. Scansion musicale, recueillement dans la splendeur d'un accomplissement, l'éveil, écho d'une parole ! « L'homme, comme animal de nature et comme animal de culture, a toujours privilégié certains lieux ou bien a été privilégié par eux, en ce sens qu'ils se sont présentés à lui ou se sont constitués à ses yeux comme des espaces de révélation particulière de son être. Il faudrait appeler de tels lieux « querencias » (espace de prédilection selon la définition que donne du mot le vieux dictionnaire espagnol de 1726). Ce mot est formé à partir du verbe queyer, aimer, étant donné l'attachement manifesté pour ces lieux », comme l'écrit le grand poète espagnol Jose Angel Valente. Personne n'a su mieux que lui exprimer, dans l'éclat d'une poésie fulgurante, cet élan d'amour, de désir qui vous porte et sans cesse vous fait faire retour sur ces lieux, ces espaces de révélation particulière de votre être, ici pour moi comme pour bien d'autres une ville nommée Essaouira. « Querencias », le mot dans sa beauté altière, vibre de toute la puissance de vie, de désir, de force de l'enracinement. Je ne connaissais pas ce mot que j'ai découvert il y a à peine quelques jours, et voici que maintenant il éclaire d'une vive lumière et dévoile comme lieu privilégié et privilégiant cette cité, illustre envers et contre tout, Essaouira que tantôt l'on présente comme une ville bâtarde, sans passé dans l'histoire du pays, tantôt comme une sorte de nécropole où plus rien ne vit, avec comme épitaphe les statistiques et rapports objectifs à l'appui. Lieu privilégié, espace de révélation particulière de l'être, terre féconde, matrice, nourrissant dans le secret et le mystère la flamme infinie de la poésie. Lieu d'inspiration charnelle invisible, pour tant de talents, artisans, peintres, sculpteurs, écrivains, conteurs anonymes d'épo pées. Lieu privilégié, espace de révélation particulière de l'être, c'est le sens d'une expérience littéraire, la mienne, le parcours accompli qui s'éclaire d'une vive lumière à la faveur du regard jeté en arrière vers ces sources nourricières. De Parcours immobile, mon premier roman, à AiZen ou la nuit du récit, à Mille ans un jour, et maintenant Le Retour d'Abou El Haki, sans oublier Jean Genet, un captif amoureux, au-delà de ce que l'on appelle des souvenirs des récits entrecroisés de plusieurs personnages, au-delà d'un temps, d'une époque, dans les plis d'une mémoire fécondée par l'écriture, se tient le coeur d'une ville, allégorie des origines à l'image emblématique de l'arganier, arc-bouté à cette terre contre vents et marées, poussant loin ses racines, soutenant le ciel de ses branches vertes et noueuses. Aïlen, parce que c'est là que la ville se souvient, parle, médite, communique les étincelles d'un embrasement lyrique. Ecoutez cette adresse : « Mes chers Souiris, mes frères de chair et de sang, nobles compagnons visionnaires, il n'y a pas d'invraisemblance vous le savez, vous habitez la limite effacée entre les ténèbres et la lumière, il n'y a pas d'invraisemblance à jouer avec la combinatoire des signes mobiles, l'algèbre pour l'histoire à venir, ce capital, ce don privilégié offert à certaines villes. Essaouira ! Essaouira ! Dikr ! Dikr ! Répète ! Répète ! scande à l'infini jusqu'à l'extase, l'oubli, la déchirure, l'aube de l'enfant naissant. Essaouira ! Essaouira ! murmure intime, la parole s'efface, s'évanouit dans la gloire d'un silence souverain. Écoute ! écoute battre le coeur de cette terre ancestrale. Écoute ! Si tu es l'amant de cette ville, recueille-toi, recueille-toi ! Viens pieds nus, le coeur vierge, viens te recueillir. Chasse d'une main vive les mouches, les bavards, les marchands éhontés, les prostituées savantes. Écoute ! La mer est entrée dans la ville, murs, ville et port sont immergés dans l'Océan accourant crinière au vent. El Madjoub, l'amant inspiré, est dans nos murs. Ne lui jetez pas de pierres, épargnez-lui les sarcasmes sacrilèges. Écoute la parole haute, droite. Écoute, écoutez l'éclat pourpre de la ghai'ta, la voix sereine de la lira, le sourd battement du bendir. La mer monte lentement, la terre s'efface à l'horizon. La mer a bu le pas des charlatans, lavé le maquillage criard des prostituées. Jette au feu la parure du mensonge. » Ce texte, écrit sous l'inspiration spontanée de la fête du premier festival d'Essaouira répond à toutes ces calomnies répandues à l'époque où Diabate était devenu le lieu du rassemblement international des hippies. Terre féconde, terre nourricière pour tant d'hommes et femmes de grand talent, artisans, peintres, poètes, musiciens. Ce sont eux qui ont la garde des valeurs culturelles de cette cité privilégiée. Je parlais tout à l'heure d'un miracle de la parole qui viendrait la sauver, voici qu'elle est portée par la puissance souveraine des vents, voici qu'en gestation elle enfle le ventre immense de la mer, c'est l'épopée, « rzen », le grain de sagesse, le miroir enchanté où se reflète l'âme de ce lieu, en ses ombres et lumières. Des hommes, voix anonymes, se sont penchés pour semer ce grain et répandre d'un geste noble l'éclat de sa moisson. |
![]() |