Parler de continuité ou discontinuité du judaïsme marocain revient à se référer aux caractères spécifiquement marocains, que les juifs originaires du Maroc conservent ou tiennent à conserver. Actuellement les juifs du Maroc sont concentrés dans trois grands centres dont le principal est Israël, les deux autres étant la France et le Canada. Je vais, dans le bref temps qui m'est imparti, essayer de définir les caractères démographiques, culturels et politiques des juifs originaires du Maroc en Israël et par là, essayer d'éclaircir la présence du Maroc au sein de la civilisation israélienne.
Les juifs du Maroc, dans le passé, ont vécu en symbiose avec les populations arabes ou berbères près desquelles elles étaient installées. Par vivre en symbiose, j'entends qu'il existait un équilibre culturel et politique entre les deux communautés. Cet équilibre s'exprimait par un langage commun, avec des différences mineures dans le parler juif, un art d'écrire surtout poétique, commun aux deux communautés, l'un s'exprimant en arabe, le second en hébreu, dans une musique arabe, berbère ou andalouse retrouvée dans de la liturgie juive, dans la vie de tous les jours, où un petit artisanat juif trouvait sa place dans une économie d'avant la révolution industrielle, dans un habitat identique où l'ameublement et la décoration étaient semblables particulièrement dans les familles de moyenne et de haute bourgeoisie, par exemple le salon marocain qui, jusqu'à nos jours, vit en paix au cœur d'habitations de formule et de design occidentaux, dans un mode de vie identique où la famille, le clan, la tribut tenaient le haut du pavé, dans une hospitalité devenue proverbiale de par le monde et enfin dans une cuisine, populaire ou raffinée devenue un titre de fierté pour toute ménagère marocaine, juive ou autre.
Cette symbiose certaine, se doublait d'une différenciation d'ordre politique, à savoir que les juifs étaient des "dhimmis", c.à.d. des protégés, ce qui signifie qu'il était nécessaire de les protéger. C'est sous l'égide de la royauté, du cheikh ou du pacha que les juifs perpétuaient leur spécifité religieuse ainsi que leur caractère interne de minorité nationale.
Que trouvons-nous en Israël?
Tout d'abord et presque unanimement un attachement sentimental, profondément marqué, pour le Maroc, ses paysages, ses populations et sa culture. Cet attachement, malgré les écarts politiques et l'éloignement géographique, trouve une résonnance même auprès des générations nées en Israël. Le multiculturalisme israélien est fortement ancré dans la société israélienne et ses diverses populations. Israël est certainement un melting-pot de grande puissance puisque on réussit à y créer une unité nationale bien affirmée. Mais on y trouve également des sous-cultures bien marquées, jalouses de leur passé et de leur identité. L'une de ces sous-cultures est la culture juive marocaine en Israël.
Démographiquement, les juifs originaires du Maroc composaient la communauté la plus nombreuse en Israël, jusqu'à la venue massive de l'immigration russe des années 90, due au démembrement de l'ancienne URSS. Cette communauté a donc eu, et a toujours, un impact certain sur le caractère culturel et national d'Israël. Je voudrais souligner ici la remarquable réussite de cette communauté lors des trois dernières décennies (depuis la fin des années 70). En premier lieu les agglomérations agricoles, nommées Mosahvim en Israël, dont une partie massive est composée d'originaires du Maroc, sont devenues les pépinières d'une agriculture hautement technicisée et en symbiose permanente avec une recherche scientifique de haut niveau. En de nombreux secteurs cette agriculture est certainement qualifiée et est douée d'un prestige incontestable sur les marchés agricoles mondiaux. On ne peut dire des agriculteurs israéliens qu'ils vivent de la rente foncière ou qu'ils appartiennent à une classe de riches paysans. Ce sont là des termes dépassés. L'agriculteur d'aujourd'hui est un technicien de haute capacité et l'entreprise agricole devient de plus en plus une entreprise de high-tech. Nos juifs du Maroc y sont présents comme y sont présents les termes de "ghzalla" pour décrire un carré de fleurs bien aménagé ou le terme d'"El Mezghob" utilisé pour figurer l'attaque d'une colonie de parasites dans une serre de tomates ou de concombres.
Certaines villes d'Israël, dont la population est à majorité marocaine, deviennent ces dernières années de forts belles villes méditerranéennes Je veux rappeler ici Ashdod, une ville dynamique, bien charpentée, ouverte à la lumière et à la mer avec de vastes avenues et une construction moderne qui réussit à garder un caractère de luxe et de modestie et ne se perd pas dans le gigantisme des grandes métropoles. Ashdod est aussi un grand port méditerranéen, un centre industriel important et un vaste hangar d'entreprises de high-tech. Beaucoup d'entrepreneurs en ces différents domaines, assistés d'un système bancaire sophistiqué, d'un suivi juridique professionnel et épaulés par des compagnies d'assurance aux ramifications internationales, sont les enfants et les petits enfants de ces paisibles et humbles artisans juifs que les villes du Maroc logeaient entre leurs murailles. On y parle aujourd'hui de bytes, de communication, de Web3, d'antennes satellisées mais on n'y pas encore oublié "el kdra" et "el fnar".
A titre plus général, je puis dire que le Maroc a fourni et fournit encore un vocabulaire, riche de couleurs, devenu partie intégrante du vocabulaire de l'israélien, entre autres: Hbil, Boussa, Dbaa, Hnun, Hemsa, Besha et autres locutions que je ne puis citer ici. L'arabe marocain en Israël, du moins tel qu'il a été acquis à l'hébreu, est un langage de complicité. On l'utilise souvent pour exprimer l'insanité ou la sottise d'une tierce personne même en sa présence. L'utilisation de l'arabo-marocain en Israël revient à prendre à témoin un partenaire pour remettre en place un troisième personnage. Il y a, dans son usage, une bonhomie, un sous-entendu de finesse, une légère touche espiègle que l'hébreu rend moins bien que le dialecte marocain. Ce langage se retrouve beaucoup dans des termes culinaires devenus monnaie courante en Israël, comme couscous, naanaa, shakshuka, maakuda, pastilla, zaalouk et autres.
Ces termes décrivent précisément l'intégration de la cuisine marocaine dans le menu israélien. On trouve en Israël toute une restauration fondée exclusivement sur des recettes de cuisine marocaine. On retrouve cette présence au cœur même de la cuisine populaire. Je veux dire par là qu'on retrouve cette cuisine dans les restaurants de cours moyen ou populaires. La shushuka et le couscous ont largement faits leur chemin sur la table israélienne et de grands chefs apparaissent souvent à la télévision pour présenter des recettes ou des variations de recettes d'une cuisine marocaine hautement appréciée du peuple et des connaisseurs. Il va sans dire que la pâtisserie marocaine, dans sa variété et sa richesse, a aussi sa place dans l'assiette israélienne. Il n'y a guère de fête ou de réjouissances qui ne soient accompagnées ici et là, de petits fours aux amandes que les originaires du Maroc ont fait découvrir et apprécier aux israéliens.
Ces mêmes fêtes sont accompagnées d'une musique sortie directement de l'Atlas, musique aux rythmes lancinants, où la flûte, le tambour et le tambourin battent une mesure que suivent par dizaines et centaines les danseurs sur les pistes. On trouve aujourd'hui les rythmes marocains arabes dans la musique de nombreux groupes qui y joignent des variétés de rock, de pop, de rap et autres. On trouve aussi des musiques fort belles, directement copiées des chants d'appel du muezzin du haut de sa mosquée. Je rappellerais ici les chanteurs Benayoun, le groupe Sefatayim, Kobi Oz, Etti Lancry, Lior Ashkenazi, Moshe Perez, Emile Zrihen, Zahava Ben, tous chanteurs-compositeurs appréciés très certainement et dont la marque, frappe par son authenticité et originalité, l'ensemble de la musique israélienne.
On ne peut décemment parler de musique marocaine en Israël sans rappeler un ensemble musical devenu à proprement parlé une institution. Je veux parler de l'ensemble philharmonique andalou d'Israël. C'est là un ensemble qui, dans son répertoire, joint à la musique liturgique des synagogues marocaines et à leur réinterprétation orchestrale, une musique purement andalouse marocaine avec ses noubats classiques riches de formes et de couleurs. De même cet orchestre présente à ses publics, un ensemble de Qséda ou récits chantés, souvent récits bibliques, en arabe marocain, accompagnés d'arrangements développés par des compositeurs-musiciens de l'orchestre andalou. Cela témoigne de ce que l'arabe marocain est encore largement parlé en Israël et encore plus compris du public israélien.
Cet aspect est encore plus concrétisé par la création d'un théâtre en judéo-arabe, au succès non négligeable, malgré les difficultés certaines dans l'utilisation théâtrale d'une langue qui ne soit pas le parler courant du pays. C'est ainsi que sur les planches on a vu jouer de Molière "L'avare", "Le malade Imaginaire", "Les fourberies de Scapin", de Carlo Goldoni, "Arlequin, serviteur de deux maîtres", traduits en arabe marocain par des israéliens. Dans la même veine ont été créées et jouées une série de comédies et de farces qui font la joie des anciens et éveillent la curiosité des plus jeunes.
Dans le même ordre, on trouve une multitude de stand-upistes, de haut vol, sur les estrades d'Israël. Je peux citer Yaakov Cohen, Shalom Assayag, Kobi Maimon et autres. Les stand-up comédiens, de souche marocaine, sont bien sûrs fort acerbes quant à la gent politique du pays et mordants quand il s'agit des travers et des clichés de l'israélien moyen. Mais il est remarquable qu'ils savent aussi présenter leurs propres ridicules, fantasmes, craintes et chimères au public. Ils donnent l'impression de ne pas trop se prendre au sérieux et le vitriol de leur humour les atteint en premier. Ridiculiser l'amour-propre de nombreux caractères fait partie de leur répertoire de choix et leur propre amour-propre est le premier ridiculisé. Cela va sans dire que termes, locutions et proverbes marocains fusent en direct ou en traduction et donnent à leur spectacle un cachet très net de "Made in Marocco".
Ce cachet de "Made in Marocco" se retrouve dans deux autres secteurs dans la société israélienne. Le premier est d'ordre religieux. Les originaires du Maroc sont nombreux parmi les pratiquants d'un judaïsme orthodoxe et encore plus nombreux parmi ceux qu'on appelle les traditionalistes. La liturgie et le chant religieux portent, en Israël, un impact marqué venu directement du Maroc. Dans le monde de la "Halakha" ou "Sraa" comme on le nomme au Maroc, on redécouvre les grands maîtres du judaïsme marocain ainsi que leur approche religieuse et décisionnaire. Le "Sraa" des juifs du Maroc a une réputation d'être modéré et il se peut fort bien qu'il devienne le pont manquant entre une orthodoxie paralysée face au monde moderne et une tradition juive laxiste et sans inspiration. Cela se voit en France par exemple où une grande majorité des rabbins communautaires sont des originaires ou des enfants d'originaires du Maroc et donc, portent avec eux traditions, liturgies et humour très spécifiquement marocains.
Je terminerai cette brève esquisse en rappelant l'immense impact politique de la communauté marocaine en Israël. Cette communauté dénigrée et rejetée dans les années 50-60 du siècle passé a su s'organiser et se défendre avec vigueur face à l'incompréhension et à la raideur du système politique alors en cours. Elle a mis à profit le caractère profondément démocratique de la société israélienne et a conquis de haute main sa place dans les partis politiques, au parlement, au gouvernement et au sein même de l'armée. L'un des candidats les plus en vue pour la prochaine nomination de chef d'Etat-Major de l'armée israélienne porte nom d'Azencot, qui comme tout un chacun le sait, est un nom d'origine berbère.
Cette percée politique a changé profondément l'image du juif marocain en Israël et du Maroc en général. Il y a en Israël, actuellement, un fort courant de sympathie envers le Maroc et son œuvre pour une ouverture et une compréhension entre arabes, juifs et israéliens. Il me semble que les élites juives d'origine marocaine en Israël, ont non seulement un attachement sentimental pour le Maroc mais aussi une compréhension de la politique du Royaume et par là observent une attitude respectueuse, même si silencieuse, vis-à-vis des prises de position du Maroc, du Palais Royal et de la diplomatie marocaine. Il y a là pour le futur un champ d'activités fertile et riche de promesses.
Pour beaucoup de juifs originaires du Maroc en Israël qui ont vécu leur enfance dans les rues et les plages marocaines, le Maroc reste gravé en mémoire comme le lieu de "la joie de vivre". C'est cette mémoire qui rend les originaires du Maroc tellement sensibles à tout ce qu'est le Maroc de nos jours. Beaucoup voudraient redécouvrir cette "joie de vivre" et espèrent qu'il sera possible, dans un proche futur, de bâtir, par-dessus la Méditerranée, les ponts nécessaires à combler les fossés des incompréhensions nationales et à établir des vecteurs de passage, à double sens, de cette "joie de vivre" que j'ai rappelé.